Afin de définir l’ego-document en tant que document qui renseigne sur le Moi et pas seulement sur l’individu, il convient d’examiner tout ce qui s’approche de ce type de document mais qui n’en fait pas partie.
Les monuments à la gloire de
La Grande Pyramide de Gizeh[1], la plus ancienne des sept merveilles monde, d’après la liste d’Hérodote, témoigne-t-elle vraiment du « moi » de Khéops, pharaon de la IVème dynastie ? La plus grande et la plus parfaite des pyramides égyptiennes est-elle plus qu’une nécropole permettant au « ka » du pharaon de profiter de la vie éternelle dans un bâtiment construit selon sa volonté ?
Que dire des guerriers de Xi’an [2] de L’Empereur Qin ? Le premier empereur de ce qui deviendra la Chine était un homme qui s’impliquait dans toutes les affaires de son empire. Stratège capable de vaincre tous les autres royaumes, il est aussi l’édificateur de la Grande Muraille, d’une doctrine légiste, et même de la largeur des essieux des chariots pour optimiser le trafic sur les routes de ses royaumes. Ying Zheng, extrêmement impopulaire, aurait été victime de plusieurs tentatives d’assassinat, on comprend mieux pourquoi il a pris soin d’enterrer, en plus de ses légions (environ 8000 soldats), presque tout ce qui composait sa vie de tous les jours. On a en effet retrouvé sur le site des statues de fonctionnaires civils, des jardins botaniques, et même des oies en bronze grandeur nature. Le palais souterrain de l’empereur, s’étalant sur 56 km², est-il un ego-document ?
Les hypomnemata
« Les hypomnemata, au sens technique, pouvait être des livres de compte, des registres publics, des carnets individuels servant d’aide-mémoire. » (Foucault, 1983)
Deux mille ans avant J.C., à l’époque de la civilisation minoenne [3], une administration complexe se met en place dans les palais qui concentrent le pouvoir (Cnossos, Phaistos, Mallia). Les scribes utilisent des tablettes d’argile crue comme livre de compte, et y inscrivent les denrées des magasins des palais. La gestion des biens, du patrimoine, les recettes et les dépenses d’une famille, ont permis aux historiens de retracer l’économie d’une région, voire d’une nation, de mettre en évidence des routes commerciales grâce à la traçabilité des interactions avec les marchands étrangers et donc de construire le réseau social d’une ville. Ils ressemblent, par extension, aux ego-documents car ils identifient la place d’un individu dans la société, dans la cité, ce qui permet, pour partie, de renseigner sur le Moi.
Vies parallèles des hommes illustres
Plutarque, avec ses « Vies parallèles des hommes illustres » est sans conteste le grand maître de la biographie comparée, pour autant, avoir été pendant trente ans un prête d’Apollon à Delphes (Jaillard, 2007) fait de lui un auteur plus moraliste qu’historien fidèle. Mais Plutarque nous apprend une chose essentielle sur le rôle que peuvent jouer les ego-document : « Je n’écris pas des histoires mais des Vies; d’ailleurs ce n’est pas toujours dans les actions les plus éclatantes que se montrent davantage les vertus et les vices des hommes. Une action ordinaire, une parole, un badinage font souvent mieux connaître le caractère d’un homme que les batailles sanglantes, des sièges et des actions mémorables. » (Dufresne, 1994)
Ce que disent les autres d’un individu peuvent donc, d’après Plutarque, nous renseigner sur son Moi.
Libri memoriales, des sous, et le buste de Voltaire
Les remarquables « libri memoriales » de la bibliothèque du couvent de Saint-Gall [4] nous permettent de comprendre la portée de ces « garde-mémoires », contenant des listes de noms. Jusqu’au début du neuvième siècle, ils maintenaient le souvenir des clercs et personnages importants à travers les prières des moines. « Pendant le haut Moyen Âge, l’échange de reliques obéissait à des préoccupations qui dépassaient le plan spirituel pour renforcer des relations sociales, familiales et politiques. » (Bertrand, et al., 2006)
Quand on fait frapper des pièces de monnaies à son effigie, est-ce encore une opération économique ou politique ? Les pièces de monnaie à l’effigie d’un roi ou d’un puissant ne nous renseignent-t-elles pas sur le moi de ces individus ? Ne s’agit-il pas de la projection et de la diffusion de son ego dans le temps (le métal perdure) et l’espace (les pièces circulent) ?
Lorsque Jean-Antoine Houdon réalise à Paris, en 1778, le portrait de Voltaire et qu’il grave dans le marbre (littéralement) son célèbre rictus « voltairien », l’artiste rend-il hommage au symbole de l’esprit de la France au Siècle des Lumières où nous renseigne-t-il sur l’homme. Les deux assurément. Son fameux portrait, dont les répliques sont aujourd’hui légion, reflète bien l’intelligence du grand homme, il semble même que Voltaire s’apprête à intervenir dans le vif d’une conversation.
Le document qui renseigne sur l’autre a donc incontestablement un rôle social mais faire vivre la mémoire de l’Autre, est-ce en savoir plus sur son Moi ?
Les registres publics
Aujourd’hui très prisé des amateurs de généalogie, les actes de naissance, sont, en France les premiers documents officiels. Comme les autres actes d’état civil, ils renseignent sur la famille et inscrivent l’individu dans la société. En plus de la naissance, on y trouve les dates de mariages, divorces et décès. On est donc en présence d’un document légal, formel qui informe et/ou renseigne sur un individu. Mais bien que l’identité d’un individu soit à la base de la construction de son Moi, s’agit-il pour autant d’ego-document ?
Bibliographie et notes
[1] -2200 avant J.C.
[2] -200 avant J.C.
[3] En Crète.
[4] En Suisse.
Bertrand, Paul et Mériaux, Charles. 2006. Cambrai-Magdebourg : les reliques des saints et l’intégration de la Lotharingie dans le royaume de Germanie au milieu du xe siècle. Médiévales. 2006, 51. [En ligne], mis en ligne le 03 novembre 2010, Consulté le 02 janvier 2012. URL : http://medievales.revues.org/1514.
Dufresne, Jacques. 1994. La démocratie athénienne, miroir de la nôtre. Montréal : Bibliothèque de l’Agora, 1994. www.agora.qc.ca.
Foucault, Michel. 1983. L’écriture de soi. 1983. Vol. Dits et écrits – tome 2, page 1237.
Jaillard, Dominique. 2007. Plutarque et la divination : la piété d’un prêtre philosophe. Revue de l’histoire des religions. 2007, 2. [En ligne], mis en ligne le 01 juin 2010, consulté le 02 janvier 2012. URL : http://rhr.revues.org/5266.