L’écriture n’a été inventée qu’il y a environ 5 400 ans et son accès était, jusqu’à très récemment, réservé à une élite intellectuelle. C’est pourquoi le Professeur Stanislas Dehaene affirme que « le cerveau humain ne peut donc en aucun cas avoir fait l’objet d’une pression sélective, au cours de son évolution, pour en faciliter l’apprentissage. » (Dehaene, 2008) Lire sur le web, au contraire, est accessible à tous (on laisse de côté la fracture numérique existante, le temps de l’article).
Lire est donc une « nouvelle » compétence cognitive et n’a pas toujours eu la signification qu’on lui prête aujourd’hui. Saint Augustin, à la fin du IVe siècle, trouve étrange que son maître, Saint Ambroise, pratique la lecture à voix basse, la lecture étant à cette époque, essentiellement pratiquée à voix haute. Pour les humanistes de la Renaissance, la lecture est un entretien avec des grands hommes et non pas un processus d’amélioration de ses connaissances. Descartes disait à ce sujet : « La lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés qui en ont été les auteurs. »
Mais lire sur le web, c’est avant tout lire un hypermédia et notre « nouvelle » compétence cognitive n’a peut-être pas encore fait le lien entre nos différentes ressources cognitives et ce nouvel enjeu.
Pour définir un critère de lisibilité d’une page sur le web, il convient de tenir compte de deux dimensions : d’une part l’aspect matériel, visuel, d’une page et d’autre part la lisibilité cognitive.
Lisibilité visuelle
Nous sommes habitués à lire sur papier et nous avons acquis des réflexes de lecture qui sont difficilement transposables lors de la lecture sur écran. De plus, nos caractéristiques physiologiques ne nous permettent pas de lire à l’écran comme sur papier. Ainsi la lecture à l’écran est en général plus lente de 25% par rapport à la lecture papier. La lecture à l’écran entraîne également une fatigue visuelle importante due à la luminosité du support.
Le Professeur Dehaene nous explique que les traits universels des écritures présentent tous dans la fovéa de la rétine, une haute densité de traits hautement contrastés (typiquement noir sur blanc). D’où le fait que les sites web proposant une altération du contraste soient déclarés moins lisibles par leurs utilisateurs. Cela perturbe clairement notre lecture, mobilise plus de ressource cognitive et amoindrit le confort visuel.
Lisibilité cognitive
La lisibilité cognitive représente l’effort de mobilisation de ressources cognitives pour la lecture d’une page web.
Tout d’abord, il convient de rappeler qu’on ne lit pas sur le web comme dans d’autre espace de lecture. Selon l’étude de Jakob Nielsen , 79% des lecteurs sur le web utilisent une lecture de type balayage. Le lecteur survole le texte à la recherche d’informations, lit par groupe de mots et passe d’un groupe à un autre, afin d’essayer d’assimiler le plus d’information possible tout en mobilisant le moins de ressources cognitives possibles. À peine 16% des lecteurs sur le web auraient une lecture mot à mot.
Nielsen démontre également dans son étude que la lecture sur le web est modulaire et correspond à un schéma de lecture en forme de F. Notre œil balaye l’ensemble de la page, puis il est attiré par les titres, les images, les encadrés, menus, et publicité bien sûr. Finalement, est-ce que notre « nouvelle » compétence cognitive qu’est la lecture ne s’est pas déjà adaptée à ce média ?
Quand les neurones s’en mêlent
Les mécanismes d’évaluation de l’information se jouent dans la plus fantastique des « machines » traitant de l’information en permanence, le cerveau. Les actes de notre quotidien sur le web comme s’installer confortablement dans son fauteuil et positionner son clavier, saisir une requête dans un moteur de recherche sur une destination idyllique, apprécier les photos que propose l’interface, sont fait le plus souvent sans y penser. Ils sont devenus des actes banals, au même titre que feuilleter un livre. Pourtant, ces actes que l’on peut qualifier d’élémentaires, « impliquent en réalité au niveau neurophysiologique une cascade d’opérations allant des plus élémentaires à des mécanismes opérant à grande échelle (du point de vue du système nerveux), au travers de multiples relais. » (Lalanne, 2005)
Même si nous sommes encore loin d’avoir compris tous les mécanismes fonctionnels opérants dans le cerveau, les trente dernières années ont permis des avancées considérables, que ce soit avec les neurosciences ou la psychologie cognitive expérimentale.
Évaluer l’information sur le web modifie notre cerveau
Le docteur Gary Small et son équipe de l’Université de Californie à Los Angeles ont publiés en 2008, dans l’American Journal of Geriatric Psychiatry les résultats de leur étude portant sur la mesure des fonctions cérébrales lors de recherches effectuées sur le web. Le résultat de ces études nous permet d’affirmer d’un point de vue clinique que l’évaluation d’une information sur le web est bien une activité cognitive très élaborée. Nous mobilisons pour ce faire les centres clés du cerveau qui contrôlent le processus de décision et de raisonnement complexe.
« Notre découverte la plus frappante a été que les sujets faisant des recherches sur Internet ont paru mobiliser davantage de circuits neuronaux qui ne sont pas stimulés par la lecture, mais seulement chez ceux ayant une expérience de recherche sur Internet. » — Dc Gary Small, UCLA, 2008 .
Pour autant cette étude à une limite. Il existe en effet deux types de lecture : la lecture savante et la lecture privée. Si on oppose une recherche sur le web à une lecture, encore faudrait-il qu’il s’agisse d’une lecture savante, pendant laquelle le lecteur est beaucoup plus actif que lorsqu’il lit un roman. Pour être tout à fait objectif, il conviendrait de compléter ces observations par d’autres dans laquelle on comparerait un épisode de lecture plaisir et un épisode de lecture savante sur les deux types de support. On pourrait surement alors constater non seulement des écarts entre les supports mais également entre les types de lecture.
Ce n’est surement pas pour rien que déjà Cicéron opposait ceux qui aiment lire pour le voluptas de la lecture, et ceux qui lisent pour son utilitas (Cicéron, De Fin., V, 2).
Sources :
- http://www.useit.com/alertbox/reading_pattern.html
- http://journals.lww.com/ajgponline/Abstract/2009/02000/Your_Brain_on_Google__Patterns_of_Cerebral.4.aspx
- http://www.uclahealth.org/body.cfm?id=403&action=detail&ref=1100
Concocté à partir du mémoire de recherche « Évaluer l’information sur le web, peut-on arriver à une pertinence sociocognitive satisfaisante ? ».
PS : j’ai piqué le titre à Mallarmé.
Et que penser donc de cette nouvelle génération qui lit peu, écrit mal et passe sa vie à poster des vidéos d’elle meme sur facebook?
Vous en pensez bien ce que vous voulez, de toute façon elle est là cette génération. Et ce n’est pas parce que les individus qui la composent se comportent d’une façon qui ne correspond pas à nos peurs (peur vis à vis des données personnelles, peur vis à vis de l’exposition de soi, etc.) qu’ils ne se posent pas de questions. C’est juste qu’ils sont dans un paradigme qui n’est pas le notre.