Nous nous interrogeons pour savoir si la fréquence d’un écrit du for intérieur, parfois extrêmement élevée comme la correspondance de Madame de Sévigné n’est pas plus qu’un simple acte de communication, mais bien une exégèse du « Moi », ou bien si la quantité de cette exégèse, comme les dix livres écrit par Carlos Castaneda ne constituerait pas alors une orthèse cognitive.
Loana, Jean-Édouard et Pierre-François
Quand on pense à la virtualisation de l’individu et à sa transformation en document, on est tenté d’imputer cela aux premiers épisodes de « Loft Story[1] ». Mais la télé-réalité n’est pas à l’origine de ce phénomène que l’on peut observer avec l’apparition de l’auteur romantique entre le 18ème et le 19ème siècle. Parmi ces auteurs, on trouve un criminel, Pierre-François Lacenaire. « De son procès à sa mort sur l’échafaud en janvier 1836, ce dandy criminel, poète à ses heures, ne cesse de se mettre en scène. Objet de fascination et de scandale, il subvertit le théâtre judiciaire, détourne la règle du jeu. » (Yvorel, 2004) Et si Pierre-François fascine autant la haute société de l’époque, c’est parce qu’il en fait partie. Après avoir écrit en prison une ballade qui le rend célèbre « Pétition d’un voleur à un roi, son voisin », il devient journaliste, puis, reconnu coupable d’assassinat, il écrit ses « Mémoires et révélations ».
Alors certes, Loana et la diffusion massive de son Moi a considérablement amplifié le phénomène de virtualisation de l’individu, mais elle n’en est pas à l’origine. Or, si on accepte que « La décomposition des ensembles sociaux et culturels fermés sur eux-mêmes (…) libère un rapport à soi-même, une conscience de liberté et de responsabilité qui était prisonnière des mécanismes institutionnels dont le rôle était d’imposer à tous des valeurs, des normes, des formes d’autorité et l’ensemble de nos représentations sociales » (Touraine, 2006), on ne peut que constater le glissement de concept qui s’effectue depuis ave le passage de l’autorité à la popularité. (Le Deuff, 2006)
Quand Sénèque s’en prend aux blogs des autopseustes [2]
Ce glissement est on ne peut plus mis en évidence sur les blogs personnels. Pourtant déjà Sénèque nous mettait en garde. À titre d’exemple, Foucault (1983, repris dans 1994, vol. IV, p. 416) cite Saint Athanase, évêque d’Alexandrie au 4e siècle : « On ne forniquerait pas devant témoins. De même, écrivant nos pensées comme si nous devions nous les communiquer mutuellement, nous nous garderons mieux des pensées impures par honte de les avoir connues. Que l’écriture remplace les regards des compagnons d’ascèse : rougissant d’écrire autant que d’être vus, gardons-nous de toute pensée mauvaise. »
Blogs et réseaux sociaux nous obligent à gérer aujourd’hui notre identité numérique, c’est à dire à contrôler plus ou moins laborieusement nos archives, et font de tout un chacun un auteur romantique aux petits pieds, virtuellement un document, en déplaçant les frontières entre les traces de notre vie privée et celles de notre vie publique. (Salaun, 2010)
Mes écritures de soi sur le mur, Facebook comme orthèse cognitive
L’ego-document numérique par excellence est partagé avec 800 millions d’utilisateurs, il s’agit du mur Facebook de sa page personnelle. Véritable orthèse cognitive, sa nature même « je m’expose moi, délibérément, aux autres » en fait la parfaite articulation entre la sphère privée, intime, et la sphère publique, extime. Mark Zuckerberg annonce 32 milliards [3] de publications quotidiennes sur Facebook en 2014 et on est tenté de le croire quand on sait que l’entreprise « Facebook », bientôt cotée en bourse, rassemble 11,4% de la population mondiale et que le temps cumulé que tout ce petit monde passe sur la plate-forme sociale représente plus d’un million d’années… par mois ! [4]
Il s’agit du plus grand rassemblement d’ego-documents jamais organisé dans l’histoire de l’humanité. Et, bien que la firme s’en défendent, les données de soi se monnayent, sont une source de pouvoir, que ce soit au travers de publicités ultra ciblées, géolocalisées, contextualisées, ou bien, comme on l’a vu pendant le « Printemps Arabe », pour traquer des personnes physiques et les empêcher d’utiliser ce média qui contournait la censure locale.
Alors la question scientifique qui apparaît constituer aujourd’hui la modélisation adéquate de notre problème sociétal d’orientation est la suivante : « quels sont les facteurs et les processus (notamment) psychologiques, universels et particuliers (particuliers : c’est-à-dire propre à ce sujet situé hic et nunc), aux fondements de la construction de soi tout au long de la vie ? » (Guichard, 2004) Malheureusement, nous n’avons pas tous les mêmes valeurs pour la construction de notre Moi, ou du leur. C’est ainsi que Marc Zuckerberg spécule sur la vie privée pour mieux la vendre « En tant qu’adultes, nous pensons que notre maison est un espace privé… Pour les jeunes, ce n’est pas le cas. Ils ne peuvent pas contrôler qui entre ou sort de leur chambre. Pour eux, le monde en ligne est davantage privé, parce qu’ils ont davantage de contrôle sur ce qui s’y passe. » (Pour le fondateur de Facebook, la protection de la vie privée n’est plus la norme, 2010)
Les traces de Moi
Le problème c’est que tous ces renseignements, ces tags, nos statistiques de fréquentation, nos recherches, nos sites préférés, nos « j’aime », sont autant de petits bouts de Moi que l’on sème sur les réseaux numériques, sciemment ou inconsciemment, autant d’ego-documents directs et indirects. « Les métadonnées ne servent pas qu’à décrire des documents. Elles constituent des supports bien plus complexes qu’une notice descriptive de catalogue. Elles décrivent tout autant l’auteur des métadonnées que le document indexé par le biais de redocumentarisations (Pedauque, 2007). » (Le Deuff, 2011)
Autrement dit, dis-moi comment tu tag, je te dirai qui tu es.
Quand Gabriel Tarde écrivait en 1890 qu’il « pourra venir un moment où, de chaque fait social en train de s’accomplir, il s’échappera pour ainsi dire automatiquement un chiffre, lequel ira immédiatement prendre son rang sur les registres de la statistique (Tarde, 1890, 192) » (Rieder, 2010), il ne pensait sûrement pas à la mesure de son « autorité » par des mélanges savants de statistiques.
Ce que propose Klout [5], et c’est le dernier élément que nous présenterons dans notre recherche, c’est d’estimer, d’évaluer, de mesure votre influence en ligne. Pour plagier la formule d’Olivier Ertzscheid, « L’homme devient ainsi un ego-document comme les autres » (Ertzscheid, 2009).
Bibliographie et Notes
[1] Émission de télévision de téléréalité diffusée sur la chaîne M6 du 26 avril 2001 au 5 juillet 2001.
[2] Autopseustes (autopseusten) est ici utilisé dans le sens « qui ment sur lui-même », emprunté à Friedrich Schlegel dans ses « Fragments de l’Athenaüm » (Schlegel, 1978).
[3] http://www.passion-net.fr/32-milliards-de-publications-quotidiennes-sur-facebook-en-2014/
[4] http://www.toutfacebook.fr/statistique-1-million-annees-passees-sur-facebook-par-mois/
[5] http://www.klout.com
Pour le fondateur de Facebook, la protection de la vie privée n’est plus la norme. Zuckerberg, Mark. 2010. s.l. : Le Monde, 11 01 2010. [en ligne], consulté le 8 janvier 2012, http://www.lemonde.fr/technologies/article/2010/01/11/pour-le-fondateur-de-facebook-la-protection-de-la-vie-privee-n-est-plus-la-norme_1289944_651865.html.
Ertzscheid, Olivier. 2009. L’homme est un document comme les autres : du World Wide Web au World Life Web. Hermès. 2009, 53. [en ligne], http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00377457/en/, consulté le 08 janvier 2012.
Foucault, Michel. 1983. L’écriture de soi. 1983. Vol. Dits et écrits – tome 2, page 1237.
Guichard, Jean. 2004. Se faire soi. L’orientation scolaire et professionnelle. 2004, 33/4. [En ligne], mis en ligne le 28 septembre 2009, Consulté le 09 janvier 2012. URL : http://osp.revues.org/index226.html.
Le Deuff, Olivier. 2006. Autorité et pertinence vs popularité et mutations institutionnelle sinfluence : réseaux sociaux sur Internet et. [Archive Ouverte en Sciences de l’Information et de la Communication] 2006. [en ligne], http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00122603_v1/, consulté le 09 janvier 2012.
Le Deuff, Olivier. 2011. Contrôle des métadonnées et contrôle de soi. Études de communication. 2011, 36. [En ligne], mis en ligne le 01 juin 2013. URL : http://edc.revues.org/index2588.html. Consulté le 09 janvier 2012.
Rieder, Bernhard. 2010. Pratiques informationnelles et analyse des traces numériques : de la représentation à l’intervention. Études de communication. 2010, 35. [En ligne], mis en ligne le 01 décembre 2012. URL : http://edc.revues.org/index2249.html. Consulté le 09 janvier 2012.
Salaun, Jean-Michel. 2010. Suis-je un document ? Bloc-notes de Jean-Michel Salaün. [En ligne] 08 01 2010. [Citation : 09 01 2012.] http://blogues.ebsi.umontreal.ca/jms/index.php/post/2010/01/02/Suis-je-un-document?pub=0#pr.
Touraine, Alain. 2006. Un nouveau paradigme : Pour comprendre le monde d’aujourd’hui. s.l. : Le Livre de Poche, 2006. p. 410. 978-2253082910.
Yvorel, Jean-Jacques. 2004. Anne-Emmanuelle Demartini, L’Affaire Lacenaire, Paris, Éditions Aubier, 2001, 430 p. Revue d’histoire du XIXe siècle. 2004, 28. [En ligne], mis en ligne le 19 juin 2005. URL : http://rh19.revues.org/index641.html. Consulté le 09 janvier 2012.